L'édito de Pascal Boniface

« L’Europe enfla si bien qu’elle creva » – 4 questions à Sylvie Goulard

Édito
19 avril 2024
Le point de vue de Pascal Boniface
Ancienne députée européenne et ancienne ministre française des Armées, Sylvie Goulard répond à mes questions à l’occasion de la parution de son livre L’Europe enfla si bien qu’elle creva, aux éditions Tallandier.

1/ Vous vous élevez contre des élargissements successifs sans réelle vision…

Les raisons invoquées pour accueillir dans l’UE des pays agressés, menacés ou influencés par la Russie (l’Ukraine, la Moldavie ou la Géorgie, les Balkans) ne sont pas illégitimes. Toutefois, personne n’explique ce que serait une Union à 36 (les négociations avec la Turquie étant au point mort mais n’ayant jamais été interrompues). Les conséquences du nombre et de la diversité culturelle, économique et sociale, comme des divergences politiques, ne me semblent pas prises au sérieux.

Il n’est dans l’intérêt de personne, ni dans l’UE, ni dans les pays tiers, que des promesses soient faites en l’air d’autant que, parmi les questions laissées sans réponse, certaines touchent à la nature même de l’Union européenne. Comment un projet conçu pour assurer la paix entre ses membres, peut-il se transformer en bouclier contre une puissance agressive ? À ce jour, la défense européenne reste une addition de moyens nationaux disparates. L’UE a besoin de fortifier le sentiment d’appartenance à un ensemble de valeurs et d’intérêts, pas de le diluer.

D’autres interrogations touchent à l’organisation : des institutions conçues pour six pays à l’origine, peuvent-elles être encore étirées ? Déjà, l’unanimité entrave les décisions, comme on le voit dans les relations avec la Chine ou à propos du conflit à Gaza.  L’UE n’a pas non plus le budget de ses ambitions ; les gouvernements négocient ses finances à huis clos, à l’unanimité, chichement. L’arrivée de pays dont le niveau de vie est inférieur à celui de la Bulgarie, le pays le plus démuni de l’UE, ne va ni améliorer ses ressources, ni aider à la cohésion sociale. Que restera-t-il des politiques existantes, politiques sociales, de recherche ou de protection de l’environnement,  par exemple ?

2/ Comment expliquer que l’on puisse envisager une adhésion de l’Ukraine sans avoir fait une étude d’impact ?

En novembre 2023, la Commission européenne a publié son analyse des pays candidats (comme elle contrôlera leur évolution tout au long du processus). Malheureusement, le regard est surtout tourné vers les autres. Nous devrions cesser de voir l’élargissement comme la transformation de pays tenus de s’adapter à nos standards. Ce projet appelle aussi un changement profond de nos usages et institutions.

Les critères d’adhésion adoptés à Copenhague, en 1993, sont au nombre de quatre ; trois concernent les pays candidats (État de droit, économie capable de rejoindre le marché unique, reprise des règles en vigueur dans l’UE).   Le 4ème touche à l’UE et à sa capacité d’assimiler ces nouveaux membres « tout en maintenant l’élan de l’intégration ». Malheureusement, cette exigence tend à être escamotée car elle dérange. En décembre 2023, les leaders européens se sont bornés à évoquer des « réformes », dans des termes vagues. Il n’y a ni parallélisme des deux processus, ni de vision partagée par la France et l’Allemagne, malgré leur responsabilité historique.

En 2004, dans un ouvrage traitant de la manière dont l’UE avait décidé d’ouvrir des négociations avec la Turquie (Le Grand Turc et la République de Venise, Fayard), je dénonçais déjà cette situation. Elle tient, à mon sens, à ce que le projet européen, né comme une Communauté d’hommes et de femmes, est en train de devenir une Union interétatique, une cousine de la SDN et de l’ONU où des gouvernements se bercent de mots sans mettre en œuvre leurs propres décisions. Certains leaders, cyniques, peuvent se dire qu’ils auront quitté le pouvoir lorsqu’il faudra tenir les promesses.

3/ La PAC pourrait-elle survivre à une adhésion de l’Ukraine ?

C’est une question importante, vu la force du secteur agricole ukrainien, vu aussi le poids de la PAC dans le budget de l’UE (1ère en volume) et … la force intacte des lobbies agricoles. Déjà, sous leur pression, des gouvernements affichant leur soutien à l’Ukraine (parmi lesquels la Pologne ou la France pour ne citer que ceux-là) ont âprement combattu l’entrée de sa production agricole dans le marché unique. Cela ne laisse pas bien augurer de la suite.

C’est aussi la question de la nature de la PAC qui se pose. L’arrivée de l’Ukraine aurait-elle pour effet de consolider un système consistant à subventionner massivement des productions industrielles utilisatrices de pesticides, nocives pour la biodiversité ou au contraire, aiderait-elle à canaliser enfin les aides vers une agriculture plus respectueuse des êtres humains et de l’environnement, mieux réparties sur l’ensemble de l’UE (production de montagne, petites exploitations, produits méditerranéens) ?

4/ Vous écrivez que « les gouvernements présument de l’adhésion des populations, plus qu’ils ne se donnent la peine de la construire »…

La diplomatie est mise avant la démocratie, la géopolitique ignore la politique. Pour le Conseil européen, les peuples suivront, en quelque sorte. Ou seront placés devant le fait accompli.  Un rejet à la fin de négociations qui auront duré des années, toujours possible, notamment en France où un referendum est probable, serait pourtant désastreux. L’expérience turque enseigne qu’à force de promettre sans savoir comment tenir ses engagements, on crée surtout du ressentiment.

Le désir de « vivre ensemble » dans une Union de valeurs, démocratique, ne peut pas se décréter. C’est pourquoi il est important de convaincre les Européens, d’encourager un débat sans tabou. Hélas les promesses ont été faites par le Conseil européen sans discussion ouverte et telle qu’elle semble partie, la campagne pour l’élection du Parlement européen risque de passer à côté.

Cet article est également disponible sur mon blog et ma page Mediapart.
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