ANALYSES

Jeu complexe entre l’Iran et Israël

Tribune
30 avril 2024
Par Julia Tomasso, assistante de recherche à l'IRIS


 

Dans la nuit du 13 au 14 avril, l’Iran a lancé une attaque d’envergure, baptisée « Promesse sincère », sur le sol israélien en ciblant principalement la base aérienne de Nevatim où sont basés les avions F- 35. L’ampleur de l’opération est sans précédent : plus de 300 missiles et drones ont été utilisés ; 99 % ont été interceptés par Israël avec l’aide des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et de la Jordanie. Pour la première fois depuis la Guerre du Golfe de 1991, Israël subit une attaque de missiles lancée par un État tiers. L’attaque inédite de Téhéran est déclenchée par la frappe israélienne du 1er avril sur son consulat à Damas. À son tour, la riposte présumée d’Israël le 19 avril, qui touche directement le sol iranien, est tactique et symbolique. Tel-Aviv semble regagner la solidarité européenne et états-unienne et réussit à détourner l’attention de la situation à Gaza et en Cisjordanie. Ces développements majeurs soulèvent des questions cruciales sur un possible ajustement des menaces et ouvrent la voie à une redéfinition des rapports entre l’Iran et Israël.

Les attaques du 1er et 13 avril représentent un tournant significatif dans les relations entre Téhéran et Tel-Aviv

Pour le Guide suprême iranien Ali Khamenei, la frappe israélienne du 1er avril sur le consulat iranien à Damas représente une violation de la Convention de Vienne de 1961, qui protège les sites diplomatiques et justifie, dès lors, l’application de l’article 51 de la Charte des Nations unies sur la légitime défense. Au-delà des considérations du droit international, il convient de souligner l’importance quasi mystique que revêt le territoire iranien pour Téhéran. En effet, la protection du territoire est intimement liée à l’idéologie nationale, ce qui rend toute attaque sur le sol iranien inacceptable. La préservation des intérêts nationaux iraniens prime ainsi sur toute confrontation directe avec d’autres puissances. Pour Téhéran, Israël a donc franchi une ligne rouge en s’attaquant directement à son territoire.

L’attaque iranienne sur Israël souligne également l’échec de la dissuasion, car même si les deux pays possèdent d’importantes capacités militaires qui semblaient jusqu’alors limiter tout affrontement direct, la donne a radicalement changé, illustrant ainsi une nouvelle ère d’incertitudes et de tensions dans la région.

Enfin, la temporalité de l’attaque iranienne revêt une signification particulière, remettant en question la patience stratégique habituellement observée dans la doctrine militaire iranienne. Contrairement à des pratiques antérieures basées sur une stratégie de long terme, l’Iran a réagi de manière rapide à l’attaque contre son consulat. Ce changement brusque de posture semble indiquer une évolution stratégique de la part de Téhéran, questionnant ainsi une transition vers des tactiques plus réactives face aux menaces perçues contre son territoire et ses intérêts nationaux.

Le jeu d’échec de Téhéran

L’attaque de Téhéran du 13 avril s’est manifestée à travers un « piège » tendu à Tel-Aviv. Bien que la cible n’ait pas été révélée, l’Iran a averti d’une opération en préparation, prévenant Israël, les pays voisins et les États-Unis trois jours avant la frappe. Le caractère ambigu de cette dernière contribue à l’opacité des intentions iraniennes en matière de défense. Pour Téhéran, détruire n’était pas l’objectif. La frappe est, en réalité, symbolique et la réponse, calibrée : des dégâts mineurs et aucune victime civile.

Depuis sa création, le programme de missiles balistiques iranien a été déployé à quatre reprises, exclusivement comme moyen de représailles. Lors de la guerre Iran-Irak (1980-88), Téhéran emploie pour la première fois ses missiles en réponse à l’agression irakienne. Ensuite, en 2017 et 2018, contre l’État islamique en Syrie puis en 2020 en Irak, où les bases américaines Al Taji et Ain Al-Asad ont été prises pour cible en riposte à l’attaque contre le Général Qasem Soleimani. Enfin, le 13 avril 2024, l’Iran emploie son programme de missiles balistiques en représailles à la frappe israélienne du 1er avril qui fait treize victimes dont sept Gardiens de la révolution, notamment le général Mohammad Reza Zahedi et son adjoint Mohammad Hadi Haji Rahimi. L’attaque iranienne fait également suite à une série de frappes aériennes présumées israéliennes depuis décembre 2023, qui ont entraîné la mort de hauts commandants militaires iraniens tels que Razi Moussavi et Sadegh Omidzadeh.

L’Iran se sent donc humilié. En ce sens, du point de vue des dirigeants iraniens, ne pas répondre à l’attaque sur le consulat aurait été perçu comme un signe de faiblesse, en plus de contredire les préceptes religieux et stratégiques de la tradition chiite, qui valorisent la résistance et la riposte. En effet, la culture stratégique du programme de missiles balistiques iranien est influencée par des principes chiites, hadiths et fatwas stipulant des normes religieuses sur l’utilisation de la force. Le principe de qisas (représailles) permet de légitimer une réponse à une attaque ennemie et zarare aghall (perte minimale), utilisé à maintes reprises par Ali Khamenei dans ses discours, justifie l’emploi de missiles précis.

En déployant des missiles balistiques et des drones « made in Iran », l’Iran souhaite également montrer sa résilience et la viabilité de son arsenal militaire tout en manifestant sa détermination à défendre ses intérêts et affirmer sa puissance régionale. Tandis que la puissance aérienne est le talon d’Achille de l’Iran depuis la guerre Iran-Irak et en raison des sanctions actuelles, Téhéran a privilégié le développement de son programme de missiles balistiques. Ce dernier est ainsi considéré comme la pièce maîtresse de la dissuasion conventionnelle du pays. L’utiliser dans la frappe contre la base aérienne israélienne est symbolique ; il suscite, pour l’Iran, un sentiment de fierté nationale et affirme son indépendance stratégique.

La riposte tactique et symbolique d’Israël

La situation actuelle entre Israël et l’Iran marque un tournant inédit dans leurs relations jusqu’alors caractérisées uniquement par une « guerre de l’ombre » au travers de proxys en Syrie et au Liban. La confrontation entre les deux pays se transforme en une nouvelle équation complexe, avec peu de perspectives de résolution immédiate.

Israël a lancé une riposte tactique le 19 avril en ciblant la base aérienne d’Ispahan en Iran, chargée de protéger des sites nucléaires clés. Cette attaque n’a cependant pas été revendiquée par le gouvernement israélien. Tel-Aviv envoie donc un avertissement à Téhéran en démontrant sa capacité à frapper les installations nucléaires, ce qui pourrait contrecarrer les ambitions nucléaires de l’Iran. Le régime iranien cherche cependant à éviter un conflit direct, conscient de sa position fragile face à des tensions internes croissantes. Mais le message de Téhéran est ferme. Le régime souhaite éviter toute confrontation militaire directe avec Israël tout en restant déterminé à défendre ses intérêts et sa souveraineté si les forces iraniennes sont attaquées.

Israël semble donc, pour le moment, sortir vainqueur de cette confrontation. Les gouvernements du G7, la Commission européenne et le Conseil européen ont condamné de manière unanime l’attaque iranienne et ont annoncé leur soutien à Israël. Tel-Aviv semble avoir regagné la solidarité européenne et états-unienne et réussit à détourner l’attention de la situation à Gaza et en Cisjordanie. Lors d’une réunion du Conseil de l’UE, les 27 États membres se sont accordés sur l’extension des sanctions contre le régime iranien.

Une possible régionalisation du conflit ?

L’Iran se retrouve isolé sur la scène internationale et régionale. Les Émirats arabes unis, Oman, la Jordanie et l’Arabie saoudite expriment des inquiétudes croissantes quant à une éventuelle escalade militaire dans la région.

Dans ce jeu d’équilibre tendu, le Hezbollah, qui possède son propre agenda politique, poursuit ses attaques contre Israël. Le 17 avril, une frappe du Hezbollah contre deux bases militaires près de Saint-Jean-d’Acre, dans le nord d’Israël, a entraîné plus d’une douzaine de blessés du côté israélien. Le 24 avril, l’armée israélienne a lancé près de quarante frappes aériennes et d’artillerie sur les positions du Hezbollah autour d’Aïta El-Chaab au Liban. Ces affrontements gagnent en intensité, alimentant les préoccupations croissantes concernant une régionalisation du conflit, notamment avec l’implication potentielle de l’Iran.
Sur la même thématique
Caraïbe : quels enjeux pour les opérations HADR ?