ANALYSES

Dissuasion nucléaire européenne : Emmanuel Macron ressort une « vieille vision gaullienne »

Presse
29 avril 2024
Interview de Federico Santopinto - Euractiv
Dans une interview publiée par les journaux du groupe Ebra, Emmanuel Macron laisse entendre que la France pourrait utiliser l’arme nucléaire pour défendre ses voisins de l’Union européenne (UE). Ce positionnement est-il vraiment nouveau ?

Non, les présidents français ont toujours maintenu une ambiguïté stratégique propre à la dissuasion nucléaire.

Emmanuel Macron a d’ailleurs rappelé qu’il avait déjà lancé un débat sur la possibilité d’étendre la dissuasion française à l’ensemble de l’UE, afin de dissuader d’éventuels adversaires, en l’occurrence la Russie, de mener des attaques contre des pays de l’Union.

Emmanuel Macron n’a pas dit qu’il voulait partager l’arme nucléaire, comme ses adversaires le prétendent. Comme Valéry Giscard d’Estaing à son époque, il a rappelé que la dissuasion nucléaire sert à défendre les intérêts vitaux de la France et donc de l’Europe.

Il faut désormais qu’un débat se fasse au niveau européen. Il faudra surtout voir comment vont réagir les autres pays de l’Union et notamment l’Allemagne, qui s’est toujours montrée assez réticente quant à ce genre de discours.

Pourquoi les Allemands sont-ils traditionnellement précautionneux sur la question ? D’autres pays européens sont-ils plus réceptifs aux propositions françaises ?

En ce qui concerne les autres pays européens, certains sont prêts à engager une discussion avec la France et ont manifesté un intérêt et une disponibilité à échanger sur les enjeux nucléaires, dans le cadre d’une défense européenne.

De quoi les autres pays européens peuvent-ils discuter avec la France ?

Certainement d’une possible extension de la dissuasion nucléaire française au reste des États membres de l’Union européenne, bien que je ne sache pas dire en quels termes.

Si cette extension est mise en œuvre, elle se fera de manière discrète, et Paris n’annoncera pas officiellement que tout le territoire de l’Union est couvert par la dissuasion française.

Mais étant donné que la dissuasion nucléaire est onéreuse, se posera à un moment la question d’une contribution financière de l’UE. Par contre, il n’y a aucune chance de voir des avancées dans ce domaine, ni à court ni à moyen terme.

Les oppositions en France dénoncent une « mutualisation » de l’arme nucléaire française à toute l’Union…

Oui, mais je ne vois pas comment les Français pourraient concrètement partager leur dissuasion, parce que cela présuppose une intégration politique, et une capacité de décision commune qui n’existe pas au niveau de l’UE.

Emmanuel Macron a tout simplement voulu, d’un côté, montrer aux Européens que la France veut être à l’avant-garde de la défense européenne, tout en faisant comprendre aux Russes qu’ils doivent se tenir à carreau.

La proposition d’Emmanuel Macron n’est donc pas si novatrice ?

Emmanuel Macron ne parle pas d’intégration européenne, il parle de défense européenne, sur la base de la vieille vision gaullienne de l’Europe des nations.

Il est plutôt dans l’optique d’une plus forte coopération entre États souverains que dans un véritable processus d’intégration européenne.

Quelle lecture faites-vous de la lettre d’intention du gouvernement envoyée dimanche (28 avril) pour la reprise par l’État d’une partie des activités du groupe de services du numérique (ESN) Atos ?

Depuis 2017, Emmanuel Macron veut éviter que la politique de concurrence de l’Union compromette la constitution de grands groupes en mesure d’entrer en compétition avec les groupes chinois et américains.

Il souhaite pour ce faire que les États membres et l’Union européenne puissent intervenir de manière beaucoup plus déterminée dans l’économie, afin de protéger les secteurs stratégiques.

Cette politique très française — et qui date de Colbert — commence à prendre à Bruxelles. Depuis la pandémie et la guerre en Ukraine, l’Union s’est rendu compte qu’il y a des secteurs stratégiques à protéger.

Cependant, il y a une contradiction dans le discours d’Emmanuel Macron : avoir une politique industrielle protectionniste au niveau de l’UE veut dire étendre les compétences communautaires.

Avez-vous des exemples qui illustrent cette contradiction ?

Prenez le règlement pour un « programme européen pour l’industrie de la défense » (EDIP), proposé pour soutenir l’industrie de défense.

Ce dernier prévoit une série de dispositions qui sous-entendent un approfondissement de l’intégration européenne en matière de politique industrielle de défense, et prévoient notamment la possibilité d’identifier et de prioriser en urgence les productions de certains biens, qui seraient prises par les États membres et la Commission européenne. Ce type de proposition suscite énormément de réticences, y compris de la part de la France.

Ensuite, en ce qui concerne le règlement sur le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union, qui vise à empêcher les Chinois ou d’autres puissances d’acheter des entreprises de pointe, les États membres ont beaucoup freiné pour limiter les pouvoirs de la Commission.

Dans les dossiers concrets, lorsqu’il s’agit d’étendre le système communautaire, c’est-à-dire approfondir l’intégration en termes qualitatifs, les Français sont un peu moins européistes que ne le laissent entendre leurs grands discours rhétoriques.

Propos recueillis par Théophane Hartmann pour Euractiv.
Sur la même thématique
Caraïbe : quels enjeux pour les opérations HADR ?